Comment on a définitivement vaincu la faim d'azote
19/09/2023
A la Ferme de Cagnolle, nous défendons un nouveau type d’agriculture : la branche de l’agroécologie qu’on appelle le Sol Vivant. Nos méthodes culturales nous permettent de faire pousser de beaux et bons légumes tout en favorisant la biodiversité dans nos sols et en respectant la planète. Depuis plusieurs années, nous menons des expériences dans nos champs afin de comprendre les mécanismes du sol vivant et les cycles de la nature, pour démontrer l’impact positif de nos pratiques. Parmi ces expériences, il en est une qui nous permet aujourd’hui d’affirmer haut et fort que nous avons vaincu définitivement l’une des plaies du maraîcher : la faim d’azote. On n’avait pas de pouvoirs magiques, on n’a pas utilisé de produits chimiques. On vous explique comment on a fait. SPOILER ALERTE : c’est à votre portée !
C’est quoi la faim d’azote ?
La faim d’azote est un phénomène qui se produit lorsque les plantes ne trouvent pas suffisamment d’azote dans le sol pour se nourrir et pousser correctement. Généralement, elles faiblissent, deviennent jaunes, et stoppent leur croissance ou produisent des fruits ridiculement petits. La faim d’azote survient généralement lorsqu’on apporte sur un sol nu du paillage carboné, depuis la paille jusqu’au BRF et aux écorces. Ainsi, la faim d’azote est-elle souvent associée à la présence de matière riche en carbone, et on comprend aisément que le raccourci “qui dit paillis dit faim d’azote” ait pu s’inscrire durablement dans les croyances collectives. Décortiquons le phénomène pour comprendre où le constat devient idée reçue.
Cette carence en azote de la plante est dûe à un phénomène naturel. Le cycle de création du sol, de la terre dans laquelle poussent les plantes, implique que de la matière organique (tiges, racines, feuilles, branches, animaux…) se décompose à sa surface. Cette décomposition n’est pas le fruit de l’opération du Saint Esprit : elle met en scène une vaste multitude de bactéries, de vers de terre de champignons et de très nombreux autres organismes vivant sous nos pieds. La plupart de ses organismes, pour mener correctement leur mission de dégradation, ont besoin eux-mêmes d’azote. Ainsi, en présence d’un paillis fraîchement posé, ils se mettent en mouvement et entament une opération massive de décomposition. Ils pompent alors l’azote se trouvant accessible dans le sol, et ce faisant, peuvent en priver les plantes, moins bien équipées pour la consommer rapidement. Vous l’aurez sans doute deviné, tout dépend donc de la quantité d’azote réellement disponible dans le sol ! Car s’il y en a pour tout le monde, adieu la faim d’azote…
La question qui vous vient donc tout naturellement après cette explication est la suivante : “comment stocker suffisamment d’azote pour que mes plantes n’en manquent pas ?”
Comment apporter de l’azote dans son sol ?
Faut-il arrêter de mettre du paillis ? Ca serait une bien mauvaise idée. Le paillis protège la vie du sol, lui apporte à manger, garde vos racines au frais et garde l’humidité en évitant l’évaporation. Il limite également l’enherbement et donc la concurrence pour vos plantes. Bref, n’allez pas vous priver de ces multiples atouts en croyant solutionner votre problème.
Il existe plusieurs manières d’apporter de l’azote à votre sol.
Apporter des engrais, chimiques ou naturels
Disons-le tout de suite, nous avons banni cette première solution. D’autant plus si on parle des engrais chimiques type ammonitrates, sulfate d’ammonium… On ne vous rappellera pas que c’est ce qui a explosé à Beyrouth…
En matière d’engrais “naturels”, de nombreux sites et ouvrages de jardinier recommandent la corne broyée, le purin d’ortie, le compost mûr ou le fumier bien décomposé. Ca fait quand même un sacré budget ou de nombreuses heures de préparation et nous, on aime bien (s’)économiser…
Planter des légumineuses, capteurs d’azote de l’air
Une autre solution consiste à planter avant une culture un engrais vert à dominante de légumineuses. Ces plantes ont la particularité de capter l’azote présent dans l’air et de le stocker dans le sol durant leur cycle de croissance. Pour être plus précis, c’est plutôt une bactérie, appelée rhizobium, qui s’accroche aux racines de la légumineuse et établit avec elle une symbiose. Elle se loge dans des nodules, des sortes de poches racinaires, et se nourrit des sucres produits par la photosynthèse de la plante. En échange, elle capte l’azote de l’air et en fournit directement à la plante, pour alimenter son développement.
Si quand on vous dit légumineuse vous pensez aux lentilles, vous n’avez pas tort. Mais en maraîchage, on va se concentrer sur des variétés qui produisent un peu plus de biomasse et ne sont pas forcément comestibles – le but étant ensuite de coucher le couvert pour ramener la matière carbonée au sol et alimenter le cycle de la fertilité : la féverole par exemple. (Pour bien comprendre, découvrez notre guide complet sur les engrais verts)
Bien entendu, gardez les racines dans le sol, pour bénéficier de tout l’azote stocké dans les nodules pour votre culture suivante !
Mais les légumineuses ne peuvent fournir qu’une quantité d’azote limitée. Et ce procédé nécessite d’alterner systématiquement une culture “rentable” avec un engrais vert. Ce n’est pas forcément idéal quand on veut optimiser sa productivité.
Apporter du carbone et laisser faire la vie du sol !
Mais (nous direz-vous), cette proposition n’est-elle pas contradictoire avec le phénomène même de la faim d’azote ? Et bien non. C’est même tout le contraire, dès lors qu’on laisse faire la vie du sol. Quelques explications s’imposent.
Nous avons mis en évidence, avec l’exemple des légumineuses, que certaines bactéries avaient la capacité de stocker l’azote au niveau des racines des plantes, donc directement dans le sol. Il existe plusieurs autres organismes vivant dans le sol qui ont cette capacité et peuvent permettre aux plantes de trouver l’azote dont elles ont besoin. Les champignons par exemple, ou encore certaines algues. Il s’agit souvent d’organismes microscopiques qui peuvent, nous l’avons vu, opérer des symbioses avec les végétaux pour trouver un confort de vie non négligeable (le gîte et le couvert comme on dit) mais aussi vivre librement dans la terre. Certaines des bactéries libres font de plus en plus parler d’elles, comme les Pseudomonas ou encore l’azoto-bacter, qui présente aussi la capacité de produire des hormones de croissance pour la plante, des vitamines B et d’améliorer la germination des semences. Autant d’atouts complémentaires pour assurer le bon développement des cultures !
Par conséquent, plus l’activité biologique du sol est intense et favorise le développement de ces organismes fixateurs, plus l’azote est rendu disponible pour les plantes en quantité dans le sol.
Par ailleurs, les organismes responsables du processus de décomposition de la matière organique, bien que consommant de l’azote pour se mettre en marche, finissent par libérer eux aussi de l’azote dans le système : c’est l’azote qui composait les végétaux ou animaux morts qu’ils dégradent.
Enfin, l’étude des vers de terre a montré que le mucus dont ils sont enduits et qui leur permet de se déplacer dans leurs galeries, ainsi que leurs déjections, sont également riches en Azote. Dès lors, plus il y a de vers de terre, plus il y a d’azote dans le sol, disponible pour les racines.
En résumé, il paraît évident que plus un sol est dit “vivant”, c’est-à-dire que son activité biologique est intense, et plus le système sol s’auto-alimente en azote pour en fournir aux végétaux.
Comment favoriser la vie du sol pour alimenter le cycle de l’Azote ?
La dernière partie de l’équation consiste donc à comprendre comment favoriser la vie du sol et la présence des micro-organismes utiles. Et c’est là que l’apport de matière carbonée intervient.
Plus une matière organique contient de carbone (plus elle est proche du bois), et plus elle est composée de lignine. Sa décomposition complexe nécessite alors des champignons et certains types de bactéries (les actinomycètes). Ces champignons et bactéries appellent des prédateurs, puis les prédateurs des prédateurs… et ainsi de suite, jusqu’à construire un écosystème complexe dont le ver de terre est l’un des plus gros acteurs (au sens de sa taille mais aussi de son rôle dans la production d’humus).
En apportant beaucoup de matière carbonée, comme par exemple du BRF, on alimente tous les micro-organismes en ressources et en énergie ! On favorise des processus de décomposition lents, car décomposer du bois est beaucoup plus long que décomposer de l’herbe tondue, et on crée des conditions de vie durable pour une micro-faune, méso-faune et macro-faune en effervescence, attirée par cette abondance de nourriture. Et pour qu’il y ait en permanence de l’Azote dans votre sol, il faut beaucoup de vie, et qu’elle y soit durable ! Pas question de retourner le sol une fois par an, en détruisant sur son passage tous les filaments de champignons, les galeries de vers de terre, et en les coupant en morceaux !
Démonstration et preuve par les maths sur notre parcelle “Petite Noyeraie”
Apporter de l’Azote grâce aux cycles naturels vous paraît difficile à croire ? Qu’à cela ne tienne, voici les données issues des relevés réalisés sur notre parcelle “Petite Noyeraie”.
En 2010, cette parcelle d’environ 1 hectare comptait à peu près 3900 Tonnes de terre arable sur ses 30 premiers centimètres (les plus riches pour les plantes).
300 Litres de Terre par m² multipliés par 1.3 (la densité du sol) et par 10 000 (nombre de m² dans 1 hectare).
Le taux de matière organique (MO) mesuré en 2010 s’élevait à 1,4%. Soit 54,6 tonnes d’humus total sur la parcelle.
La littérature scientifique nous dit que l’humus est composé à 58% de carbone.
Ainsi : 54,6 * 58% = 31,7 T de carbone pur étaient stockés sur la parcelle.
Pour les besoins de l’exercice, on prendra pour postulat que 1% de MO contient environ 20 Tonnes de Carbone (estimation basse).
Entre 2010 et 2020, nous avons apporté sur la parcelle 45 camions de 10 tonnes de matière organique fraîche de type BRF (Bois Raméal Fragmenté), soit 450 tonnes de MO. Ces apports nous ont permis de relever le taux de matière organique de nos sols jusqu’à atteindre 8,8% en 2020 (c’est l’analyse de sol qui le dit, c’est pas nous). On en déduit alors qu’en 10 ans, nous avons stocké 150 tonnes de carbone sur cette parcelle ! Et en équivalent CO2 (il faut multiplier par 3,66), ça donne 514,7 Tonnes ! Les chiffres commencent à donner le tournis ! On vous avait bien dit qu’on respectait la planète ?
Bon, jusqu’ici il est question de carbone. Et l’Azote dans tout ça ? Ca va se compliquer un peu. C’est là qu’on va voir si vous suivez.
Le rapport Carbone / Azote (qu’on appelle le rapport C/N) de la MO de notre sol est de 11,8. Cela signifie qu’il en composé de 11,8 fois plus de Carbone que d’Azote.
La masse atomique du Carbone (C) = 12 et celle de l’Azote (N) = 14. Ainsi :
12C = 11,8 * 14N
12 * 20T (contenues dans 1% de MO) = 11,8 * 14N
240 = 165,2N
N = 240 / 165,2
Soit N = 1,453 Tonne d’Azote est contenue dans 1% de MO
Avec 8,8% de MO relevés sur notre parcelle en 2020, nous possédons donc 12,8 Tonnes d’Azote dans la Petite Noyeraie.
Par rapport à 2010, nous avons gagné 7,4% de MO. Si 1% de MO contient 1,453T de N, nous avons gagné 10,75 Tonnes d’Azote en 10 ans.
Mais là où le calcul ne colle pas, c’est qu’avec nos 45 camions de MO fraîche, nous n’avons apporté que 2,236 Tonnes d’Azote ! (calcul ci-dessous)
1 camion = 10T MO fraîche soit 5T de matière sèche (car 50% d’humidité)
5T * 58% = 2,9T de Carbone Pur
On prend pour hypothèse que le rapport C/N de notre broyat de déchet vert est de 50 environ.
Donc pour connaître la quantité d’Azote contenue dans un camion :
12C = 50 x 14N
12 x 2,9 T de C = 50 x 14N
34,8 = 700 N
N = 49,7 kg
A raison de 49,7kg d’Azote dans 1 camion de broyat, il aurait fallu apporter 217 camions pour atteindre les 10,75 Tonnes que nous constatons en 2020 !
Nous avons donc un surplus de 8,5T d’Azote apparu miraculeusement (on vous a pourtant bien dit qu’on ne faisait pas de magie !)
S’il est impossible d’identifier très précisément la source de tout cet Azote supplémentaire, il est facile d’avancer l’hypothèse que la vie du sol et les mécanismes de stockage et recyclage de l’Azote par les micro-organismes en sont à l’origine.
Comme Christian de Carné-Carnavalet le fait remarquer dans l’ouvrage « Agriculture biologique, une approche scientifique« , en parlant des quantités d’azote libérées justement par l’activité biologique et les phénomènes pré-cités, « si elles sont toujours données pour insignifiantes, placées bout à bout, elles finissent par donner le vertige ». Selon l’auteur, il faudrait apporter un maximum de 30 T de MO par hectare et par an pour compenser les 500 à 750 kg de minéraux captés par les légumes et exportés annuellement ainsi que les pertes naturelles liées à la minéralisation des humus. Avec 450 T de MO en 10 ans, soit 45T par an, notre parcelle Petite Noyeraie a reçu 1,5 fois la dose recommandée !
Et comme nous n’allons pas arrêter d’apporter de la MO en quantité, autant vous dire que la faim d’azote n’est pas prête de repointer son nez…
Benoît, prof de maths : ses explications en vidéo
Vous l’aurez compris, pour vaincre la faim d’azote, passez en sol vivant ! Consultez notre chaîne Youtube ou nos articles de blog si vous êtes intéressé par la transition agro qui sauvera le futur ?
Merci à Julien Trapinaud pour le rapport de stage et les recherches bibliographiques qui ont permis la rédaction vulgarisée de cet article.